Une histoire d’invasions
Les amoureux de notre belle langue française protestent souvent avec raison contre l’usage abusif de mots anglais. Le sabir angloïde que l’on appelle globish, avec tous ses termes récurrents en -ing, les agace. À titre de consolation, rappelons-leur qu’il fut un temps, certes assez lointain, où la langue anglaise empruntait nombre de mots au français, grâce à une célèbre bataille remportée par un farouche duc normand.
Il faut remonter au XIe siècle pour détailler les circonstances dans lesquelles le français de l’époque a envahi la langue d’outre-Manche. Guillaume Ier mérite bien d’être resté dans l’histoire sous le nom de Guillaume le Conquérant : ce fier et rude duc normand avait sans doute hérité de ses lointains ancêtres vikings le goût de la conquête.
Au cours de la bataille d’Hastings, le 14 octobre 1066, ses troupes vainquirent les Anglais, menés par le roi Harold II, lequel fut victime d’une flèche perdue. Bref rappel historique : la Couronne anglaise était alors très disputée ; une certaine zizanie sévissait au nord de l’Europe entre nobles anglais, nobles anglo-saxons et scandinaves. Les Normands, avec le soutien du roi de France, profitèrent en quelque sorte de la situation confuse pour asseoir leur autorité sur l’Angleterre, grâce à la promesse faite à Guillaume par le roi précédent, Édouard le Confesseur, un Anglo-Normand lié au duc de Normandie Richard II.
Guillaume, une fois installé de l’autre côté de la Manche, partagea le pays conquis entre ses barons et l’organisa à sa façon. C’est ainsi que le français devint la langue de l’aristocratie, de la cour, et aussi celle des tribunaux et des institutions religieuses.
Le lexique anglais a gardé la marque du passage des vigoureux Normands ; pour exprimer une même notion coexistent souvent deux mots.
Quelques exemples :
to gain – to win (gagner)
to finish – to end (terminer)
to conceal – to hide (cacher)
to combat – to fight (combattre)
cordial – hearty (cordial)
economy – thrift (économie)
N’en déplaise aux adeptes du French bashing, les premiers mots cités précédemment, d’origine française, correspondent à des usages plus recherchés ou plus spécialisés, les seconds étant plus couramment utilisés. Impossible de lutter contre le chic français ! Pas rancuniers, les Anglais ont du reste adopté tel quel l’adjectif chic, qui figure dans leurs dictionnaires. Tout comme les écoliers français ont appris en classe que les mots latins avaient été déformés, au fil des ans, par les « rudes gosiers gaulois », les écoliers anglais peuvent découvrir, en cherchant un peu, que les gosiers locaux ont modifié les vocables hérités des conquérants normands, au point de rendre leur origine méconnaissable, celle des formes de l’ancien français tel qu’il était parlé à l’époque en Normandie et en Picardie.
Quand le français dominait l’anglais
Un petit florilège de mots anglais d’origine française :
– fuel (combustible) vient de l’ancien français fouaille (bois de chauffage, tout ce qui sert à chauffer), lui-même issu de fou, forme ancienne de feu. Curieusement, en France, on a « francisé » graphiquement le mot fuel en fioul, ce qui est bien bizarre puisque l’on ne trouve le son ioul écrit ainsi dans aucun autre mot français ; ceux qui ont proposé cette graphie étrange avaient peut-être respiré des vapeurs d’hydrocarbures ou négligé de faire de sérieuses recherches étymologiques…
– toast (tranche de pain grillé) vient de l’ancien français toster, qui signifiait rôtir ;
– mushroom (champignon) vient du français mousseron, qui désigne un champignon des prés bien connu ;
– duty (devoir) vient de dueté, qui est un ancien participe passé du verbe français devoir ;
– bachelor (célibataire) vient de l’ancien français bacheler, issu du latin médiéval baccalarius, qui signifiait serf ou chevalier ;
– budget (budget) vient de l’ancien français bougette, formé à partir de bouge (sac), lui-même issu du latin bulga (sac en cuir) ;
– caterpillar (chenille) vient de l’ancien français chatepelose (poilu comme un chat) ;
– fair (foire) vient de l’ancien français feire, issu du latin feria (jour de repos) ;
– garbage (ordures) vient de l’ancien français gerbage (de jarbe, droit sur les gerbes);
– scarf (écharpe) vient de l’ancien français escharpe (bande de tissu) ;
– blister (blister, emballage pelliculé) vient de blestre (bouton) ;
– tennis (tennis) vient de l’ancien français tenetz (impératif de tenir, exclamation du serveur au jeu de paume) ;
– squat (squat) vient de esquater (aplatir).
On peut découvrir bien d’autres vocables issus d’anciennes formes du français au fil des pages des dictionnaires anglais.
Plus réjouissant encore pour ceux qui aiment brocarder nos voisins d’outre-Manche, souvent ennemis de la France aux siècles passés mais toujours amis de nos vignobles – même s’ils ont eu récemment l’outrecuidance de lâchement abandonner le grand vaisseau européen, ce qui ne facilite pas les transits de passagers chargés de bouteilles de part et d’autre du Channel –, le fait que nombre de mots français ont été intégrés tels quels (ou presque, à quelques accents ou traits d’union près) dans le lexique anglais : à la carte, à la mode, beau monde, bête noire, petit bourgeois, café, petit four, comme il faut, faux pas, femme fatale, tête-à-tête, rendezvous, pied à terre, mélange, ménage, métier, milieu, pièce de résistance, précis, etc.
Nous leur pardonnons bien volontiers leur graphie plus insoucieuse des accents et des traits d’union : les Anglais expriment ce faisant leur goût de la liberté et leur
anticonformisme vis-à-vis des Français cartésiens soumis aux doctes rigueurs orthographiques de l’Académie…
Des accès virulents d’anglomanie
Au XXIe siècle, les conquêtes de Guillaume Ier et les guerres anglo-françaises sont loin ; d’autres envahisseurs nettement moins glorieux ont conquis sans canons le parler actuel : en France sévit une épidémie galopante d’anglomanie ; les « technobranchés » de la start-up nation vantée par le président de la République sont les plus atteints. Rivés à leurs obligations professionnelles au point de ne jamais se déconnecter, influencés par les gourous de l’économie de marché qui encensent l’efficacité anglo-saxonne et la réactivité américaine, ces cadres ou employés soucieux de bien faire adoptent servilement le vocabulaire corporate qui nous vient essentiellement d’outre-Atlantique. C’est ainsi que s’agitent frénétiquement des êtres dépendants de leur appendice téléphonique, courant d’un meeting à un workshop, pressés de regagner ensuite leur module design en open spacepaysager pour l’heure du briefing ; après avoir écouté les conseils antistress du happiness manager, ils suivront une masterclass ou un webinar afin d’apprendre à booster le team building, à assurer un meilleur tracking, à concevoir un teasing pour le nouveau blockbuster, à rédiger un storytelling pour le département gaming en projet…
Cela n’est qu’un petit échantillon de ce que l’on peut constater de l’omniprésence des termes anglais dans les entreprises, dans les médias ou dans certaines conversations des esclaves des Temps modernes traitant leurs affaires dans les transports publics pour ne pas perdre une seconde. O tempora, o mores !
Quant aux institutions européennes, elles se distinguent par une utilisation irrationnelle du globish : situation d’autant plus ubuesque que, à la suite du Brexit, alors qu’il ne reste qu’une petite vingtaine de députés de langue maternelle anglaise au Parlement européen, pour environ quatre-vingts francophones et cent vingt germanophones, on continue de n’y débattre qu’en anglais…
Il est grand temps de relancer vigoureusement le multilinguisme (vingt-quatre langues sont en usage dans l’Union européenne), garant de la diversité, avant que toute l’Europe ne soit aveuglément formatée à la pensée unique « économico-libérale » censée apporter efficacité et rigueur aux populations latines ou slaves, lesquelles sont gaspilleuses, inconséquentes et indisciplinées selon les tenants de l’équarrissage culturel… De modestes avancées ont été constatées sous la présidence française de l’Union européenne lors du premier semestre 2022, mais on attend davantage de fermeté et de motivation politique dans les années à venir. N’oublions jamais que les mots du langage courant ont, à la longue, une influence sur la façon de penser : si nous ne voulons pas bientôt parler comme des chatbots, nous nous devons de défendre avec ferveur et détermination la diversité et la fantaisie. Assez de servilité, de panurgisme et de paresse intellectuelle qui conduisent à jargonner dans un globish au vocabulaire limité et à se complaire dans un conformisme sans imagination ! On empruntera toujours des mots à l’anglais mais, à l’instar des vaillants Québécois, on pourrait s’activer dans des remue-méninges terminologiques pour franciser ces vocables ou leur trouver de bons équivalents français.
Combattre le globish et le franglais
Il ne s’agit pas, en critiquant l’abus d’anglicismes, de s’abandonner à une certaine anglophobie, mais l’intention est de résister à un envahissement incontrôlé. Français et Anglais ont certes eu des différends parfois très guerriers au cours des siècles et se débattent actuellement dans des divergences administratives et diplomatiques sur des sujets comme le drame des migrants qui continuent de se noyer dans la Manche, les conflits entre pêcheurs dans l’Atlantique, la complexité des formalités douanières d’après-Brexit, etc.
Au moins est-il possible de s’entendre sur le plan linguistique et sur l’humour. Le globish n’est pas la langue de Shakespeare, et les Anglais doivent eux aussi défendre leur langue – outil de communication mondial – contre la négligence et l’incompétence de certains locuteurs prétendant maîtriser l’anglais et jargonnant confusément au point de dérouter les interprètes dans les rencontres internationales. L’anglais et le français ont en commun d’avoir fait de nombreux emprunts au latin, notamment dans le vocabulaire juridique ; quantité de mots apparemment communs aux deux langues sont ainsi des mots-pièges par confusion orthographique (comme connection et connexion) ou des faux amis (comme confidence qui signifie confiance, et preservative qui signifie conservateur).
Quant à l’humour, il est apprécié fort heureusement de part et d’autre de la Manche ; qu’il s’agisse d’humour typiquement anglais et d’understatement ou de traits d’esprit à la française, les bons mots sont légion pour s’amuser des mentalités réelles ou supposées des deux peuples.
Quelques exemples :
Si les Anglais peuvent survivre à leur cuisine, ils peuvent survivre à tout.
George Bernard Shaw
L’Angleterre est une ancienne colonie française qui a mal tourné.
Georges Clemenceau
Il n’est pas interdit de penser que, si l’Angleterre n’a pas été envahie depuis 1066, c’est que les étrangers redoutent d’avoir à y passer un dimanche.
Pierre Daninos
L’amour des Anglais pour la liberté se complique d’une certaine acceptation de la servitude d’autrui.
Victor Hugo
Le même écrivain, longtemps exilé dans les îles anglo-normandes, a aussi osé ironiser sur le nom de Shakespeare :
Chexpire, quel vilain nom !
On croirait entendre mourir un Auvergnat.
Pour en revenir aux caractéristiques linguistiques, c’est peut-être un prince royal, député européen pendant vingt ans, qui pourrait mettre d’accord les locuteurs des deux pays :
La langue anglaise est un fusil à plomb : le tir est dispersé. La langue française est un fusil qui tire à balle, de façon précise.
Otto von Habsburg
Tristan Bernard, lui, a émis des doutes sur les compétences des Français quand il s’agit de pratiquer leur propre langue :
Les Français croient qu’ils parlent le français parce qu’ils ne parlent aucune langue étrangère.
Il est vrai que le bien parler se fait rare sur les ondes et que la presse et l’édition, en dépit des efforts des rares correcteurs qui subsistent çà et là, impriment beaucoup d’horreurs… La maîtrise de la langue française n’est plus ce qu’elle était, hélas ! Des entreprises exigent désormais des nouveaux embauchés la certification Voltaire afin de s’assurer qu’ils seront capables d’écrire correctement. La bataille de la reconquête sera longue, contre les attaques des anglicismes, contre celles de l’écriture inclusive, et contre l’inculture, la paresse et le laisser-aller… La sagesse du poète latin Virgile ne nous fera pas défaut : Labor omnia vincit improbus (Un travail opiniâtre vient à bout de tout).
Patricia Philipps
Sources :
Alain Rey (directeur de publication), Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, 2010.
Henriette Walter, Le français dans tous les sens, collection La fontaine des sciences, Robert Laffont, 1988.
Véronique Likforman, « Présidence du Conseil de l’UE », revue Défense de la langue française, numéro 284, 2etrimestre 2022.
Erik Orsenna, Bernard Cerquiglini, Les mots immigrés, Stock, 2022.
Alain Sulmon, « Sus aux anglicismes ! », revue Défense de la langue française numéro 283, 1er trimestre 2022.
Philippe Héraclès, Le petit livre des pensées d’humour noir, Le Cherche-Midi, 2008.
abc-citations.com
Wikipédia.